Rosa Barba I de la source au poème I Capc, Bordeaux I Mélancolie de la modernité


 
Rosa Barba, De la source au poème, 2016. Film 35-mm, couleur, son optique, 12 min. -
Film still © Rosa Barba.
Coproduction: CAPC musée d'Art contemporain de Bordeaux et Pirelli HangarBicocca, Milan,
avec la participation de Tabakalera, Donastia.

Vues de l'exposition Rosa Barba, De la source au poème, Hear, There, Where the Echoes,
CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux. © Photo 1 et 2: Arthur Pequin.
Nous étions à Francfort-sur-le-Main, au mois de septembre de l’année passée, au lendemain d’une soirée de vernissage à la Schirn Kunsthalle, où Rosa Barba présentait une nouvelle sculpture, toute de verticalité, élancée vers une coupole de verre ouverte vers les aléas du ciel, structure métallique avec projections étagées dans la tradition constructiviste et forme moderne d’une nouvelle «Bibliothèque de Babel» borgésienne toute personnelle, Blind Volumes. Rosa Barba me demanda, à l'improviste, si le titre «De la source au poème» (“From  source to poem”) pouvait convenir en français pour nommer sa prochaine exposition à Bordeaux, dans la grande nef du CAPC musée d’art contemporain. Je me perdis en déclinaisons complexes que, du TGV qui me ramenait à Paris, j’envoyais en une succession de textos à l’artiste de retour à son atelier de Berlin. Pourtant ce titre était simple, court et évident. Et il fut bien celui de l’exposition bordelaise de Rosa Barba, qui s’ouvrit le 17 novembre dernier. Il est également le titre du nouveau film 35-mm de Rosa Barba, tourné dans des «quelque part» interdits, clandestins du désert du Sud californien et dans les réserves et les bureaux froids des Archives audiovisuelles de la Bibliothèque du Congrès, à Culpeper, en Virginie. Fausse précision ou imprécision des lieux alors que les paysages de Rosa Barba sont de constants secrets géographiques, géologiques, temporels, politiques, des «Hidden landscapes» en quelque sorte. Là, pourrait se situer cette sensation d’être dans une «science fiction», dans cet entre-deux de l’imaginaire et du réel.
De la source au poème, le film, qui se relie à tous les films précédents de l’artiste, depuis
They Shine (2007), The Empirical Effect (2009) ou The Long Road (2010) à Time as Perspective (2012), Subconscious Society, a Feature (2013-2014) ou Bending to Earth (2015), par une continuité de paysages et de traces, signes, couches géologiques, industriels, historiques, «documente» une mélancolie de la modernité (1), sa fin analogique, son obsolescence... et révèle son potentiel esthétique. L’Histoire de Rosa Barba est celle des XIXe et XXe siècles, et de son apogée moderne occidentale. Elle la regarde s’éteindre comme temps historique et comme temps des utopies. Elle la regarde s’éteindre dans ses machines d’enregistrement, de captation, de diffusion, de projection, de montage et de narration. Et dans sa conservation même. Au cœur même des lieux de sa conservation: ce furent les réserves du musée dans le triptyque de «The Hidden Conference», ce sont ces entrepôts de la mémoire visuelle et sonore de l’histoire culturelle américaine («From source to poem», 2016), ce sont ces paysages que cherche Rosa Barba dans les déserts du Mojave ou du Texas qui furent des champs d'extraction pétrolifère («Time as Perspective», 2013), des bassins de déchets d'uranium («Bending to Earth», 2015). Ce qui s’éteint, c’est l’ère industrielle et ses révolutions techniques, le paysage en conservant le lieu, la trace, les blessures, une mémoire latente. Ce qui s’éteint, c'est cette époque décrite par Benjamin de «la reproductibilité technique». Ce qui entre alors dans le présent contemporain, c’est la modernité comme matériau et forme, et là est son possible futur.
 Longtemps j’ai été intriguée par le «time as perspective» de Rosa Barba en regardant la disposition et la configuration des installations de l’artiste dans leur profondeur spatiale et temporelle. Il en appelait à une familiarité et à un savoir de la perspective albertienne; il en appelait au William Turner professeur de perspective de la Royal Academy (1807) et de ses cours sur l’optique, et dont certains croquis et dessins furent choisis par Rosa Barba pour son exposition «Subject to Constant Change» à la Turner Contemporary à Margate, au printemps 2013.  Longtemps aussi j’ai été marquée par la choralité (2) articulant la composition scénique des expositions de Rosa Barba. Je n’avais pas vu jusqu’à cette nouvelle exposition à Bordeaux le cheminement, la traversée. Peut-être saccadée, syncopée, rythmée, éclatée, fragmentée, pulsée. Un cheminement toujours dans une pénombre curatoriale, une traversée dans une obscurité poétique et lyrique. Et par  étapes temporelles et expériences formelles et visuelles. Une exposition de Rosa Barba est une affaire de tempos et de rythmiques plastiques et sonores dans laquelle le temps se veut toujours donner sous la forme d’une remontée. Dans la grande nef des anciens entrepôts des denrées coloniales du port négrier que fut Bordeaux du XVIe au XVIIIe siècle, cest une traversée en trois tempos simultanés ou parallèles ou successifs qui se dessine: de l’écriture lisible uniquement par la présence d'une lumière crue projetée sur la surface de feutre découpé de Sea Sick Passenger (2014) à l’image cinématographique de De la source au poème, en passant par les naissances brèves des couleurs de la gamme chromatique (souvenir de Goethe et de sa théorie des couleurs) sur surfaces blanches de verre et battements sonores live de Hear, There, Where the Echoes Are, une sorte  de White Museum (3) intérieur et démultiplié.
Rosa Barba rend son œuvre et ses expositions de plus en plus performatives pour le spectateur flâneur. S’il fut «témoin temporel», par exemple dans le triptyque de The Hidden Conference (2010-2015), il est aujourd’hui un nouveau flâneur baudelairien entre les écrans, les surfaces de projection, les projecteurs, les sons et les voix diffusées par haut-parleurs, parmi les images blanches et les images enregistrées. Il n’est plus cet «observateur» toujours «au centre des choses»,
il ne répond plus à cette assertion du penseur hérétique de la Renaissance Giordano Bruno que Rosa Barba citait à la fin de son film Somnium (2011):
«Il n’y a pas de haut ni de bas, pas de disposition absolue dans l’espace. Il n'y a que des positions relatives aux autres. Partout il y a un incessant changement de positions relatives à travers l’Univers et l’observateur est toujours au centre des choses.» (Cause, Principe et Unité, 1584).
C’est un
flâneur inquiet, désorienté, sollicité par des éclats de lumière, des scansions de sons, d’images, qui se perd, qui perd le chemin, surpris, à la manière du poète qui, dans le chant I de l’Enfer de Dante, s’apeurait de se retrouver «par une forêt obscure / car la voie droite était perdue» (4).

 Rosa Barba, De la source au poème, 2016. Film 35-mm, couleur, son optique, 12 min. -
Film still © Rosa Barba.
Coproduction: CAPC musée d'Art contemporain de Bordeaux et Pirelli HangarBicocca, Milan,
avec la participation de Tabakalera, Donastia.

(1) En référence au titre de l’article de Walter Benjamin, « Mélancolie de gauche », publié en 1930.
(2) Marjorie Micucci, Rosa Barba, géologies de la distance, Éditions du Frac France-Comté, les Presses du réel, 2017 (à paraître).
(3) Rosa Barba a débuté la série performative des «White Museum» en 2010, lors de son exposition personnelle au centre international d’art et paysage de l’île de Vassivière.  Voir  Victoria Brooks, «In the Imaginary Spaces»,
in Rosa Barba, The Color Out of Space, edited by Henriette Huldisch, Karen Kelly et Barbara Schroeder, Dancing Foxes Press, Brooklyn, New York, 2015.
(4) Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, traduction par Jacqueline Risset, Éditons GF Flammarion, Paris, 1992,
p. 25.
Rosa Barba, De la source au poème, 2016. Film 35-mm, couleur, son optique, 12 min. -
Film still © Rosa Barba.

Coproduction: CAPC musée d'Art contemporain de Bordeaux et Pirelli HangarBicocca, Milan,

avec la participation de Tabakalera, Donastia.

Rosa Barba: De la source au poème (From Source to Poem), CAPC musée d'Art contemporain de Bordeaux, commissariat Maria Inés Rodriguez - 11 novembre 2016 - 25 mars 2017.
 À l’occasion du finissage de l'exposition, rencontre avec Rosa Barba et Élisabeth Lebovici, le samedi 25 mars à 16 heures. 

 Rosa Barba, From Source to Poem, 2016
35mm film, color, optical sound, 12’ - Film still © Rosa Barba
Co-production: CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux and Pirelli HangarBicocca,
Milan, with the participation of Tabakalera, Donostia.


Les prochaines expositions de Rosa Barba:
The Elements of Conduct - Konsthall Malmö - 18 février - 14 mai 2017.

Rosa Barba: From Source to Poem To Rhythm to Reader - Pirelli Hangar Bicocca - 5 mai au 8 octobre 2017.

Rosa Barba : Palacio de Cristal, Parque del Retiro, Museo nacional, Centro de arte Reina Sofia, Madrid - 18 mai - 27 août 2017.


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