Une iliade anconitaine




I

paysages




                Jusqu’à la fin, à chaque hiver, par vocation des temps impartis, les collines calmes adoucies d’un vert caduque pastel, se contractaient de givre émeraude ou, lorsque quelques vents méditerranéens désorientés, lorsque quelques courants atlantiques expulsés des pôles, lorsque quelques brises sableuses soudainement détournées du Sud saharien, lorsque quelques gels de nuit des Hauts Plateaux de l’Atlas constantinois s’infiltraient, se dilataient sous la translucide respiration d’une rosée ocre, immobiles, au bord de l’ébauche. Ainsi de l’été, ou de l’automne, ou du printemps. Les saisons d’un autrefois tempérant, à la cadence familière et travailleuse, avaient cette capacité de mordre le temps, de lui accorder un goût rance ou mordoré, une odeur polaire ou d’écorce rousse caressée délicatement de mousse grise spongieuse, une saveur aqueuse, une polissure de cerise grêlée, une griffure de jasmin épuisé de son suc douceâtre, une patine caniculaire, une sécheresse aphone, un son étrillé ou ralenti ou cotonneux ou débridé, dont le paysage vieilli puis renaissant puis passé puis constant puis défait, et ainsi au fil de la puissance des mois sur le paysage anconitain, pouvait se délecter, que le paysage impassible pouvait faire revenir, faire jaillir par faibles ou démesurés soulèvements. Les saisons situaient le temps par un effet rassurant de consistance, et la lumière du matin, imprévisible et espérée, en suivait la fine architecture. Les villages avaient éclos avec une patience cousue de lenteurs et de surprenantes accélérations, s’étaient recroquevillés à l’annonce des révolutions libérales pour n’être plus que lettres confondues sur une route d’asphalte saturée, bornée de zones industrielles de béton gris, de centres commerciaux à la fausse égalité et d’enseignes interchangeables, et leurs noms forgés à la scansion des travaux et des jours s’épelaient d’un refuge nocturne ancien défiant les morts, interrogeant les foules automates, policés de leurs infinies tractations paysannes, de leurs étroites et pesantes paroles familiales, guerres minuscules, différends terriens se complaisant dans une irrésolution avide ou querelleuse, rumeurs miraculeuses, révoltes communistes, léthargies séculaires et conversions capitalistes mêlées : Falconara Alta, Falconara Marittima, Montemarciano, Castelferretti, Montacuto, Ghettarello, Camerata Picena, Monte Galuzzo, Casine di Paterno, Sappanico, Montesicuro, Montferro, Gallignano, Monte degli Elci, Osimo, Chiaravalle, Castel D’Emilio, Mazzangrugno, Agugliano, Offagna, Polverigi, Grancetta, Loreto, Castelfidardo, Monte San Vito, San Marcello, Monsano, Morro d’Alba, Ostra, Aspio, Camerano, Belvedere Ostrense, jusqu’aux murailles communales orgueilleuses du Quattrocento de Iesi et de la Rocca défensive de Senigallia, jusqu’aux roches marines boisées de Numana et de Sirolo, jusqu’aux premières vallées apennines de Fabriano où les eaux claires de l’Esino surgissant du monte Cafaggio et celles, karstiques, des grottes souterraines de Genga et de Frasassi nourrirent la fabrique de papier de parchemin et du filigrane élégant, puis les industries de ce même papier à gros ou maigre grain produit pour l’aquarelle ou le pastel ou la gouache ou l’encre noire d’imprimerie. Ainsi, c’était selon. Appelés au tôt matin d’été, par exemple, givres et rosées pointaient vibratiles, se disséminaient de leur volatil bruissement, miroitaient au point d’aurore blanche, court horizon aux yeux engourdis, ironisaient, s’ébattaient, s’équilibraient, jouaient à cache-cache, puis s’estompaient de l’épi d’orge nourricier, abandonnaient l’épi de blé mûr, libéraient l’épi vulgaire de maïs, tombaient lourds de la folle feuille têtue si ornementale du tournesol solitaire, s’échappaient du grain de sable rugueux roulé, veiné d’algues vert sale, poli à force d’existence, à vif de la moindre poussière minérale qui le tient vivant à chaque premier éveil, quittaient à regret le pétale fripé d’humidité et de candeur obstinée de la tendre fleur de jasmin, étaient vaincus par l’ovale amande de la feuille inflexible de l’olivier à perte de jardins et de champs, se fondaient dans l’écume grise de la nuit partie, puis disparaissaient. Les pétales d’eau aussi pressés qu’une gorgée d’air, aussi rapides que le souffle de la vague, aussi tristes que la lame de mer. Tout était nudité accueillante, ou peut-être simple évocation d’un nu du paysage. Tout était fuite clandestine, le temps y invitait. Les collines glissaient d’une mollesse suave à peine imparfaite, diaprées de récits, vers le roulis émeraude brisé d’eaux obscures à la façon des peaux mimétiques de certains mammifères marins que l’on aperçoit avec un peu d’attention à la fin du printemps aux abords de la baie d’Hudson, ou descendant souples migrants des largesses bleues irréconciliables du golfe d’Alaska. Onde généreuse, onde économe, onde échouée, onde tempétueuse, onde plate, tissée de zébrures de vertige où l’œil d’avant s’accoste aux derniers spectres outremer. À cette limite des terres, les collines s’arrêtaient, raides, irriguées de fêlures mouvantes, débordées sans alerte du blanc friable des falaises crayeuses, sur la vulve fermée de l’Adriatique.



*



     Éclore. Le temps patiente. Le temps s’attend à lui-même. Le paysage s’installe. Sortir d’une nuit. Au point d’inconsistance. Les silences sont de connivence. Taire les sommeils. Taire les membranes d’une paupière. Les mains se délacent. Un mot s’échappe aussi surpris qu’il se rétracte. Peu de rires viennent au matin. Les collines retiennent leurs histoires. Les corps s’éloignent, savent devenir des îles monocordes lasses, fourbues de songes. Un nuage se délite. La mer Adriatique charrie les rêves et les siècles rompus aux temps indifférents, se souvient des guerres, se souvient des bombardements du printemps 1915, se souvient des bombardements alliés de l’automne puis du long hiver de 1943, sans fin jusqu’à l’été 1944. Les années d’un siècle moderne. La mort exultait et les faims nues erraient dans les campagnes. La mort s’attachait et les résistances troublaient les collines. La mer Adriatique se souvint des prospérités anciennes, des pêches nourricières, des commerces des infinies richesses d’un monde au-delà du Méridien. De loin en loin, le paysage devient lecture pour tout regard avisé, pour tout cœur présent. La mer Adriatique sépare les terres d’Occident et d’Orient. Fosse tombale. Fosse d’abondance. Intermède intermédiaire des vies. Les plages sont des rives qui furent longtemps laborieuses, hospitalières, qui surent l’accueil des voyageurs lointains, d’Afrique ou d’Asie, des trafiquants d’imaginaires, des marins illusoires ou courageux, des marchands savants, des mendiantes du Septentrion, des poètes polymorphes des derniers cercles arctiques à la recherche de baleines noires, des artistes sans paysage, des égarées en attente d’un seul poème, des lettrés banquiers ou usuriers, des commerçants de grains, d’épices ou de soies de la plus délicate des magnificences, des déplacées, des blessées, des mourantes, des quarantaines, des communautés riches, des communautés exilées, des communautés insatisfaites, des communautés luxuriantes venues de frais patios de Grenade ou de Constantinople ou de Gela ou de Haïfa ou d’Alexandrie ou de Rhodes ou de Délos ou de Carthage, des communautés ouvrières et artisanes, de génération en génération ; des plages qui sont l’hostile du présent d’un siècle précoce ne sachant que faire de son commencement, mûr d’irraisonnable et déjà trop bavard, qui ignore l’ordinaire odeur de l’oubli des temps. Les plages sont une étendue de l’intermède, encore, aussi, toujours, maintenant. Zone fluente. Zone précaire. Zone insouciante. Zone fragile. Zone enfantine. Zone apeurée. Zone veule. Zone. Des pêcheurs de poulpes et de couteaux des sables et de moules de rochers se souvenaient, à distance des rivages ils avaient entr’aperçu. Les plages étaient pour leurs yeux fendus des replis étranges, des espaces nus sans résolution. Les plages déclassaient les êtres et les enfants jouaient le corps écarquillé de mer solitaire. Les plages de galets accueillirent des bouches en fuite, alors que plus loin, dans l’indifférence touristiques de la joute contemporaine, les plages de sable mouillé moulent l’intonation des vagues et des jeux d’été. Il leur semblait que la mort définissait moins un temps qu’un périmètre, et les pêcheurs racontaient de lèvres en lèvres le pas fauché des femmes, ce jour du 24 mai 1915, se promenant le long du lungomare de la Palombella, par le tir d’une batterie d’artillerie austro-hongroise depuis la mer, et dont l’histoire, peu loquace, retint qu’elles furent dans l’instant d’un paysage portuaire devenu stratégique les premières victimes d’une Italie à la recherche d’une nation et d’un empire colonial, victimes surprises par une première guerre mondiale qui cercla la mort, sans faille. L’histoire compte les absents du paysage, parfois, et oublie les absentes.





II

histoires



                Elle est le paysage, pour un temps qui n’est que le sien. Elle est ce paysage-là et elle est ce temps-là. Hasard des naissances. Inexplicable des généalogies. Hasard des voyages et de leurs largesses. Hasard des géographies et de leurs langues. Eugenia Grandi énumère. Les noms des plages puis les noms des monts et des collines de la Marche, qui fut seigneuriale, communale, impériale, qui fut pontificale, républicaine, monarchique, anarchiste, fasciste, chômeuse, qui fut révolte, qui fut forteresse, qui fut refuge, abri, repli, défense, qui, jusqu’aux confins des monts Sibyllins au sud, jusqu’aux escarpements boisés du monte Titano au nord, creusaient le paysage portuaire où elle était née à la fin des années 1950. Ancône est un nom grec venu des colons grecs de Syracuse chassés par le tyrannique Denys l’Ancien. Port naturel enlacé de ces monts et collines attirés par les grèves adriatiques. Port aux trois phares, rival cosmopolite de la Venise républicaine du premier ghetto. Port du milieu, du mitan, du centre. Promontoire protecteur dont l’orbe fait se joindre le levant et le couchant en un rêve géographique sous la courbe d’un même regard. Rompre l’orbe serait rompre le temps à la chair des yeux. Encore toujours un espace intermédiaire. À l’abri entre les monte Guasco et monte Astagno, assoupi depuis les colle des Cappuccini et Cardeto, surmonté du colle Montagnolo, à l’abri puissant de ce promontoire pénétrant la mer, le monte Conero qui vit dans le silence volcanique et recouvre les horizons alentour. Espace à la marge, défensif, libéral, démocratique, anarchiste, tourné vers l’Orient riche, exégèse, commerçant, dont l’érudition priva de toute perte, attiré par un Orient impérial, assassin, puis colonisé, pleutre témoin d’un Orient laminé, fui, délaissé à ses guerres et à ses morts. Ancône est un nom grec pour une ville provinciale d’Orient. Eugenia Grandi s’entend avec les noms et les géographies, les topographies et les géologies, les terres marneuses, calcaires, argileuses, marbreuses, cristallines, neigeuses, magmatiques, quartziques, océaniques, sismiques, les rivières, les lacs, les étangs, les fleuves, les rivages, les vallons modelés, les livres de pierre, les marais, les brumes, les vents, les carrières puritaines, les plaines augurales, les rizières de faim, les rizières cantilène, les ruisseaux, les fjords lascifs, les sources glacières, les cols franchissables et inaccessibles, les roches, les sédiments, les cendres rescapées, les falaises graves, les eaux vertes, les combes monastiques, les volcans révocables, les brouillards, les pluies, les écumes disparues, les névés, les laves envoûtantes, les îles impatientes, les mers, les détroits, les houles aperçues, les deltas, les grèves amoureuses, les embouchures, les chemins dantesques, les corolles polaires, les cartographies de parchemin et les sismographies naturelles, les neiges soudaines, les barrages asséchés d’été, les souterrains orphiques, les grottes marines, populeuses, les frane, les océans perdus, les baies accueillantes, les archéologies. Tant d’archéologies déshabillées puis laissées libres à l’herbe sauvage. Et ce sentiment déplaisant de ne pas avoir vécu de temps, ou que le temps se fut dépouillé de lui-même, pour demeurer un lointain survivant.



*



                Eugenia Grandi fait des listes et des histoires. Elle raconte d’une voix frontale. Son savoir est souvent inaudible ou obstrué de manques ou de surplus. Accumuler. Sans reprendre souffle. Une voix brouillée, une gorge exténuée. Elle sait qu’elle appartient à une génération absente, muette, plus qu’à l’envi ignorante, confortable, qui ne témoigne de rien sinon de sa propre vacuité, de son présent interminable, de valeurs sans pathos. Une génération pour laquelle la mort était une image d’ailleurs. Elle dit d’une formule mystérieuse et bien emphatique que c’est le blanc de sa tragédie. À elle. À sa génération. Son absence historique. Une tragédie blanche. Ni vide ni néant ni rien ni mélancolie ni utopie ni révolution. Une inexistence. Mais déjà elle sait que les substantifs sont galvaudés, tournés en dérision, prisonniers d’une prospérité qui redouta leur sens. Tragédie ! Vide ! Néant ! Rien ! Mélancolie ! Utopie ! Révolution ! Comment pouvait-elle user de ces histoires-là ? Sa génération est une larme. Une fantaisie. Un grotesque. Une goutte de poussière passagère agrippée à la vitrine opaque de quelque réclame du monde libéral. Une génération spongieuse tout autant que caméléon qui absorbe, ingère sans distinction, qui sait grossir, accumuler, amonceler toute chose et peut tout accepter sans trouble ni discernement toute pensée tout discours tout récit tout événement, en une parfaite platitude, en une paresseuse inconsistance, en une égalité d’indifférence. Elle disait que le contemporain est cette tragédie nouvelle non écrite, aveugle, dissoute dans un pas léger, qui étrécit le temps qui n’est plus ni possible ni cauchemar. Eugenia Grandi n’hérite de rien et ne témoigne de rien. Tous les héritages pourraient lui convenir. Toutes les histoires peuvent lui convenir. Elle peut toutes les endosser sans en souffrir sans en regretter aucune. Et puis, que faire de ces héritages trop larges pour son temps, ceux des émancipations anarchistes d’après le Risorgimento, ceux des résistances antifascistes dans les collines affamées durant l’année terrible de 1943, ceux des luttes ouvrières et ceux des engagements terroristes des années soixante-dix dont la violence hante la geste politique ? Ceux des dernières velléités communistes de 1984, dont l’idée fut sans appel effacée de ce siècle moderne ? Elle eut 20 ans au début de l’anonymat de l’histoire qui alors se mit à gloser sur sa propre fin, à caracoler sur ces fins qui privaient toute action de puissance de renversement. Années effacées. Années blanches. Années au plus intense des gris. Que faire de ces héritages si, au bout du compte, il ne restait que ce présent dépouillé, osseux, ce présent passif et inique ?



III

géographies



Elle n’avait eu qu’un seul legs, anodin, celui de Tommaso d’Ostra, poète islandais sans âge, au nom polymorphe, qui vint un jour de mars froid s’installer à l’ombre du village d’Ostra, étendu sur le colle di Bodio, lui emprunta son nom, et resta, aveugle, assis face à l’étrange promontoire portuaire. Il lui transmit ce qu’il avait vu, l’acte poétique dans le temps du paysage, dans un contact —entre— le paysage et son corps, lui. Il lui donna son poème de vie, une expédition insensée qu’il nommait friable. Elle avait eu, en une insolite possession de partage, le don d’adolescence d’autres poèmes. Ils venaient de Londres, d’Oxford, de Jérusalem, de Galway, de Boston, de Calcutta, des îles d’Aran, de New York, de Kobé, de Lima, d’Alicante, de Santiago, d’Arezzo, d’Anchorage, de Dublin, d’Alexandrie, du Bronx, de Harlem, d’Ellis Island, de Detroit, de Valparaiso, de Perth, de Shanghai, des monts rouille de Tolède, de Mombay, de Ramallah, de Kiev, de Galilée, de Sarajevo, de Grosny, du lac Léman, de Sirmione, du golfe de Trieste, de Talloires, du port de Malmö, des hauts plateaux républicains d’Estramadure, de Concord, du port de Manhattan, des surfaces figées de blanc des grands lacs salés de Namok ou d’Arân-Bidgol au lointain d’Ispahan, des Berkshires du Massachusetts, de Muzot puis très vite de Rarogne dans le Valais suisse, des baraquements sourds de Birkenau, des murs soulevés de Varsovie, des larges déserts rongés de poudre d’argent de sel d’Argentine, de Sligo, de l’île Saint-Pierre, des montagnes Vertes du Vermont, de Moscou, de San Francisco, de Tokyo, des White Mountains, de Paris, du Tour, des rizières inondées d’avril de Vercelli ou de Novara, de l’Aquila, de Berlin, du Corno Grande degli Abbruzzi, de Casco Bay, d’Aoste, de Manchester, du Dorset, parfois de Pittsfields ou de Lenox enserrés à l’horizon d’hiver du corps blanc du mont Greylock, parfois d’Agrigente, parfois d’Austerlitz des coulées de lac du comté de Columbia, parfois des HLM indifférents de Drancy, parfois des bords paisibles du lac Mahkeenac, parfois d’une terrasse ombragée de Recanati, parfois d’un camp d’internement de Vladivostok baigné des eaux de la Kolyma, parfois d’une fenêtre d’hiver de Amherst, parfois d’un cyprès de Sienne, parfois d’un hôtel à la façade de bois coloré de Harar, parfois du froid miraculeux de Voronej, parfois d’une villa jaune de Torre del Greco, parfois d’un jardin de mars de Rodmell, parfois du phare rouge de Dyrholoey, parfois de la colline crépusculaire de Hampstead, parfois des débuts du monde de Stromboli, parfois d’îles grecques du Péloponnèse ou de Thrace, parfois des anciennes terres ottomanes d’Asie Mineure, parfois d’un couvent byzantin de Ravenne, parfois de l’île à la dérive d’équinoxe de Gotska Sandön, parfois des retraites du mont Hélicon ; ils venaient d’autres villes maritimes, d’autres baies portuaires, de complexes industriels, de souvenirs poétiques, de cités démesurées, frénétiques, monstrueuses, essoufflées d’indécence, chômeuses, flâneuses, de villes en guerre, de banlieues sécurisées, de banlieues où la pauvreté indifférait, de ghettos assiégés, de villages battus de solitude ; ils venaient de l’amie voyageuse, de la poète sans cesse partie puis qui revenait un été ou un hiver vers la maison d’enfance au-dessus de la falaise citadine depuis longtemps vide des rires et des cris des anciens. Elle avait partagé avec Giovanna De Troia les paysages et les premiers mots, mais elle était restée à parcourir la ville provinciale, les rues, les plages, les monts et les collines, les rives et les bois, les rochers marins et les sentiers forestiers, les champs à perte de vallons et de mer, et les pêches au dernier quart de la nuit. Elle avait accompagné les récoltes et les chalutiers. Elle avait vécu dans les archives de la province et de la cité, déambulé de chantiers de fouilles en chantiers de fouilles toujours ouverts, toujours commencés, toujours laissés à l’abandon des herbes, des ronces, des chats faméliques. La ruine était un ornement de la terre, une roche retournant à la roche. Il lui semblait que la ville elle-même se fatiguait de son propre passé. Eugenia Grandi n’avait pas permis à sa vie plusieurs vies. Elle choisit, sans décision, par absence d’ivresse ou par folie statique, la mémoire à elle disponible de la ville endormie. Elle déflorait silencieusement, régulièrement, ainsi, les mémoires prêtes, à disposition à l’intérieur des grands inventaires comptables de l’Archivio nazionale delle Marche, empilés sous des milliers de cartons d’archives provinciales et communales numérotés, classés, oubliés, engoncés. Elle devint l’amie et en bien des heures de compilation, de recopies, de pertes la confidente des préposés à la bonne tenue des lointains passés, des passés récents, des passés présents, des passés traqués, consumés par le papier et les chiffres d’encre délavée qui grossissaient à chacune de ses visites matinales. Elle pouvait les nommer, dire leurs visages, dire leurs mains, dire leurs voix murmurées, silencieuses, dire leur pas enchâssé au sein des histoires classifiées. Il y eut Andrea Gianmarchi. Il y eut Federico Tarquini. Il y eut Silvia De Giacomo à qui elle rendit son sexe disponible une matinée de juin, puis une autre matinée de ce même mois de juin d’une année égale aux autres années, jusqu’à l’habitude sensuelle, et dont le frère Carmo récoltait depuis l’enfance sous les plis d’un codex commun les expressions, les syntaxes, les syllabes élidées, les grammaires dialectales râpeuses des Marches, élidées, tronquées, lourdes en leurs scansions parlées, et la conduisait aux nuits sans lune par les ruelles impasses invisibles du moindre village, de la moindre frazione, du moindre porticciolo, de la moindre stradella, de la moindre route, du moindre sentier ou terrasse appelés par l’Adriatique. Il y eut Francesco Sargentoni, timide lettré, usé de consomption et de refus, originaire de Castel D’Emilio, ce bourg de l’époque communale appuyé de ses fortes tours lourdement découpées, où tant de familles du port vinrent se réfugier lors des bombardements britanniques de 1943. Il unissait en son jeune corps érudit les paysages terrestres et les paysages marins. Francesco Sargentoni était mélange, des sables, des argiles, des marnes, passage limpide des eaux vers la terre, rêve ancien, rêve accompli pour les autres sans accomplir le sien. Vivre au creuset des encres coulées, des mémoires reprises, au creuset du présent. Francesco Sargentoni apprit à désamorcer cette usurpation faussaire des vies. Eugenia Grandi vint là, un temps bref. Elle recueillit d’autres témoignages, ceux des partisans des collines, de leurs familles, de ceux et de celles qui vivaient encore, ceints du souvenir intact et immobile. Elle resta interdite du récit que lui fit, un soir d’été, Marcella Piermattei. L’oubli aussi est un corps fragile.



IV

voyages



            Eugenia Grandi n’avait pas quitté le port. Giovanna De Troia lui avait fait don de ses départs nerveux, de ses retours vigilants, de ses entr’aperçues de paysages, des conflits frôlés, des guerres vues, de l’ombre révolutionnaire qui s’obstinait à tenir sa voix. Elle lui avait donné ses voyages aux confins d’un globe qui s’avéra bien plus étroit qu’inconnu, qu’inaccessible, qu’étranger, et cet écho de douceur muée de mélancolie archaïque, et ce présent de poésie.



« Ma bouche endormie

goûte les collines ocres

épousées de lémeraude marine



Collines de mon souvenir

Collines de mon imaginaire fantasque

Ocres des soleils humides

Vertes aux printemps immatures



Mon regard se perd,

Et je vous regarde, une fois encore

Sans vous effleurer

Sans vous pénétrer

Sans vous dévoiler



Vous êtes immuables et changeantes

Vous êtes immémoriales et quotidiennes

Vous êtes lannonce du présent

Vous êtes lextrême promesse

Vous êtes la promesse inextinguible



Mon regard se perd,

Et je vous revois, une fois encore

Mystérieuses et évidentes

en vos courbes douces

sans ironie



Vous êtes mes peurs

Vous êtes mes tremblements

Vous êtes mes doutes

Vous êtes mon enfance

Vous êtes ma perte et mon regret



Vous serez dans tous les présents



Je ne verrai quune aurore

Je ne verrai quun crépuscule

Vous conserverez mon corps originel

Mon corps ocre

Vous conserverez mon regard vierge

Mon regard émeraude

Vous conserverez ma voix vivante



Et dans les mémoires des vents adriatiques

Vous enserrerez mon cri

Saisi de leffarement du monde



Et ceci mest doux»



*



            Dimanche après-midi. Août 2007. Chaleur moite lumière stagnante enrobant la vieille ville jusqu’à l’ancien Campo degli Ebrei dont les tombes blanches abandonnées, les stèles brisées du xive siècle où se lisent encore les formes des lettres hébraïques des noms défunts, coincées au plus enfoui du sol d’herbes sauvages, d’orties odorantes de jasmin et de genêt épousés, tapissées de nuées de minuscules papillons blancs éperdus, semblent des signaux de souvenirs dominant le port. La ville ne se dérobe pas à son histoire, elle la néglige. Un public s’est réparti le long de murets à larges pierres lisses, sur des bancs de bois près du puits renaissant à la margelle rénovée, d’où émane une fraîcheur poisseuse, sur des chaises de plastique dur beige crème usé, inconfortables. Certains, des hommes, sont debout, retenant à peine leur impatience, leur hauteur ennuyée. Vite. Toujours vite. Tel est leur savoir, léger. Tout ne pouvait n’être que distraction. Un bref arrêt. Vite. Provisoire est cette forme qui les dessinait et qu’ils agréent en toutes choses.

Eugenia Grandi lit. Sûre de sa présence. Sûre de son corps. Sa voix haute tient en elle les voix d’autres poètes. Elle les mêle, les additionne, les modèle les monte, les accole, les dépèce, les raccorde. Elle signe les empathies. Elle signe les distances. Les poèmes sont des vies abordables. Giovanna De Troia, l’amie complice, l’amie aimée, l’amie partie, la poète qui défia le paysage autant que la vie et dont elle est la légataire par don réciproque. Elle débutait toujours ainsi ses lectures publiques. Par une intimité, ce poème Sans titre, 4, du 20 janvier 2003, composé et achevé par l’amie quelques jours avant sa mort d’une maladie indomptable, serpentine, qui tarit ses muscles, les uns après les autres, qui vida son corps, qui vida sa voix de l’influx nerveux qui fut le sien si longtemps, son corps à la fin était parvenu sur l’envers de la vie, et son regard et son sourire seuls vivant lisaient ce chant de réconciliation, cet acte d’osmose. Le reflux ne pouvait tuer jusqu’au poème. Il était une telle anicroche à ce monde, une correction ou une de ces notes de bas de pages venant rectifier, modifier indiciblement l’avancée lourde des choses, le poème était cet objet en plus dans la véracité. La voix de Giovanna De Troia insinuée dans la mutité rassurante de Tommaso d’Ostra embrassée des vers de Leopardi, le poète exilé volontaire pour les terres goûteuses de Naples, pour les ruelles glas de Naples, pour une mort jeune, résistante à l’austère naissance nobiliaire et recanatèse honnie et fuie. Leopardi. Le poète fraternel, venu du monte Tabor, cette autre colline, voisine viticole, plus écartée, plus seule, ermite et plane, qu’il tenta, au-delà d’un scepticisme lucide, d’un ennui provincial, d’une douleur physique, de faire infinie. Elle est venue pour cela. Lire, et les noms géographiques, les anciennes anecdotes, les faits ressassés, les chants, les lieux connus de tous, de toutes, malgré tout, se détachent, s’écoulent, s’échangent, s’enveloppent en écho magique entre les ouvertures de la cour étroite du palais Bosdari aux murs seigneuriaux devenu, au long des années contemporaines, cette pinacothèque communale, civique, vulnérable, et au pas silencieux, qui s’extirpe depuis les eaux portuaires pour pénétrer en son sein d’argile et de marnes concassées de grappes calcaires les terres ocre jaune du colle Guasco. Les femmes regardent sa voix, reconnaissent des souvenirs communs, tus, des joies vivantes, des douleurs passées, des faims sourdes, des attentes présentes, des exigences, des revanches, des conquêtes. Les femmes âgées retournaient leurs regards pour vivre. Elles censuraient. Elles aussi connaissaient toutes les histoires. Elles veulent et ne veulent pas les entendre. Elles veulent le présent en son goût le plus acerbe. Les noms n’oublient pas les choses. Ils en sont la révolution. C’était son héritage. À elle. Eugenia Grandi. Celui de Tommaso d’Ostra. Celui de Giovanna De Troia. Ça, elle pouvait le redire.



*



            Sa voix regarde l’entrée du port naturel et les vestiges de son visage antique gréco-romain et les vestiges de son visage contemporain de silos gris ciment et de containers empilés, prêts aux embarquements. C’était au loin, entre les fanaux qui clignotent de leur lanterne rouge, de leur lanterne verte, et autorisent les entrées et les départs des paquebots d’illusion engloutis par le sillage des agiles remorqueurs. Le temps battait pavillon. Elle vit un voyage entre les mots de l’histoire. Elle sut qu’il lui fallait ouvrir en elle le monde, en éloigner, peut-être à regret, le fantôme obsédant, infirme, en déchirer les survivances, pour pouvoir porter témoignage, pour pouvoir reprendre une histoire, et la raconter au printemps des nuits et des jours des collines, là entre les bercements timides des monts tapissés de champs réguliers. Le monde est un muscle toujours prêt à s’atrophier, toujours séduit à s’éteindre. C’est un voyage immense, pour une histoire qu’elle cherche. Aujourd’hui. Presque à la fin des années dévolues. L’apogée retrouvée d’une vie humaine.





V

séjours



            Tombée de nuit. Le soleil rouge et la lune légère se combattent. Amender le couchant à égalité du levant. Terres et eaux des chants assoupis et des insomnies fertiles aux aguets des mouvements de l’araignée ou des chauve-souris s’ébrouant dans la pénombre revenue. Eugenia Grandi avait replié sa lecture. Les poèmes se replaçaient provisoirement dans le corps sanctuaire des livres. Posés sur la table de la maison des collines. Repos de la poésie. Royaume des phalènes. Mais son regard demeurait brûlant. Brûlant de sa voix fatiguée. Brûlant du deuil impossible. Être après le deuil, et ne jamais pouvoir le quitter, comme elle n’avait pu quitter ces lieux. Quitter le lieu tranquille. Elle usait du monde sous couvert de le vivre. Mais elle vivait là. Ainsi disait Giovanna De Troia, avec le sourire tendre de l’autrefois, avec ce filet d’arrêt dans la gorge qui semblait circonscrire ses gestes. Elle vivait, là. Entre les falaises et les collines et cette mer obsédante dont les noirs émeraude indistinguaient la nuit. Entre les modulations vertes de l’Adriatique en son point central et les hauteurs ouvertes, déchirées de bois, ravinées, du monte dei Corvi. Elle habitait un belvédère fragile, meuble, verdoyant, ondoyant sous les pins d’Alep, les hêtres écorchés, les chênes recourbés, les arbustes indéfinis greffés d’arbousiers aux fruits rouges au printemps, de genêt des sables, proliférant, et entouré plus au loin de champs cultivés, sillonné de sentiers de poussière crayeuse dévalant vers les criques étroites et esseulées aux saisons d’hiver. Au bas, les langues de plages sans apprêt, sauvages, avaient été nommées autrefois en dialecte anconitain : la plage de la Scalaccia, la plage de la Vedova, Scoglio del Trave, Le due Sorelle, où les eaux d’un vert d’albâtre battaient les roches rongées d’herbes algueuses et de mousses touffues. De là où elle vivait, elle pouvait encore distinguer les grottes marines du monte Cardeto, où avait vécu l’amie disparue. Giovanna De Troia avait le 31 décembre 1999 décidé de vivre dans l’une de ces grottes qui trouaient la colline. Ce lieu friable plus que tous, qui aujourd’hui encore porte le nom agréable et lumineux de Grotta azzura. Elle inaugura ainsi le nouveau siècle qui n’était pas le sien. C’était un isolement de demi-mesure, surtout l’été. C’était un choix, par un principe d’espérance qu’elle emplit dans son regard pour les autres, pour Eugenia Grandi, pour après. Elle vécut là, jusqu’aux derniers instants du temps qui lui fut concédé par la maladie. Sur la frange aqueuse, sur l’ultime limite rocheuse des terres aimées. Là, où elle voyait tous les éléments l’enserrer, la toucher, la caresser d’eau et de poussière de calcaire, de pluies et de vents, de soleil et d’écume ronronnant, elle qui chaque jour perdait tout mouvement, toute sensibilité. Son sourire happait les sensations. Elle apprit à aspirer les odeurs agitées de la mer. Ce sel âpre, d’un goût aigre au coucher de l’ombre se mêlant aux relents humides du salpêtre suintant des grottes. Elle observait le voile chaotique des méduses fugaces au corps mauve gélatineux et imaginait leurs morsures. Elle disait que, là, elle était au plus près du sang du monde.



*



            Eugenia Grandi empruntait toujours le même sentier. Sans nul ennui ou nulle lassitude. Une habitude tranquille, privée, mélodique. Un chemin. Le sentiero di Mezzavale est rapide en sa pente, courbe pour atténuer sa raideur, étroit, délimité par un touffus de feuillages vernissés et de buissons craquelés. Et cette poussière blanche de craie de calcaire qui enveloppait tout. Tout le paysage. Les corps. Les mains. Les bouches et les lèvres. Les paupières. Jusqu’aux premiers roulis de mer lapant les galets blancs. La mer pouvait devenir blanche, blanche de craie lorsque le soleil d’été dardait. Il lui semblait que plus rien ne pouvait distinguer la terre de l’eau. Chacun de ses pas prudents et confiants lui rappelaient, parfois, ces autres sentiers de montagne éboulée des Dolomites à l’approche des Trois cimes, ou orageuse du massif des Aravis, ou encore longuement râpée de neige mouchetée blottie entre les saillies des élégantes aiguilles de Warens. Mais sur ce sentier ancestral, creusé, piétiné, remodelé depuis des décennies de pêcheurs, de paysans, de curieux, de flâneurs, de touristes, d’enfants joyeux, s’acheminant vers les plages intimes et les criques abritées, l’hiver, elle ne croisait que Nicolò Giovagnoli hanté par les forces sismiques de ces terres placides ; elle ne retrouvait que Marcella Piermattei toujours hantée par l’histoire partisane des collines devenues indifférentes. Une anonyme communauté dispersée s’était établie depuis la fin des années quatre-vingt-dix au bord des belvédères des falaises du monte Conero ou dans les abris des plages, au ras de la ligne adriatique. Une vie solitaire, ou seule, pour une génération absente. Il n’y eut que Giovanna De Troia et les élèves marins de l’Istituto tecnico nautico statale Antonio Elia et les jeunes immigrés enrôlés vers les années 1957-1958 par les entreprises automobiles de la Fiat, de la Citroën, de la Volkswagen, de la Renault, de la Ford, qui connurent les voyages au lointain, les séjours noirs, laborieux, les humiliations, les solidarités ouvrières, les cris fiers syndicaux, les tours, les trois-huit qui censuraient les corps, d’une chaîne de fabrication à l’autre, à Turin, à Levallois-Perret, à Wolsburg, à Boulogne-Billancourt, à Hanovre, à Detroit, à la circonférence glacée des Grands lacs du Michigan, dans les usines du Nord occidental, dans un monde en proie à lui-même, rivé à sa mécanique gris-froid. Certains étaient revenus et avaient repris leur vie, aux limites des quartiers excentrés de la ville portuaire, mais pas dans les collines, pas aux bords des quais ou des docks, pas sur le môle sud habité jusqu’à la fin des années soixante-dix par la ligne plane des casemates en béton gris de familles de pêcheurs, érodées par les amas de mousse verdâtre minée des huiles de moteur des chalutiers et de tous les rebuts ingérables du port, évitant le chantier naval exsangue ou la mer. Cette maison des collines, Eugenia Grandi l’avait toujours cherchée dès l’enfance. Le lieu d’une familiarité et d’une étrangeté et d’une inquiétude. De la tranquillité étale et d’une intranquillité sans but. Un lieu pour voir. Un lieu pour être. Un lieu pour contrecarrer le manque. Un lieu pour se dessiner dans l’absence. Cette nuit d’août, elle ne dormit pas. L’air était chaud. Les rêves vides. Ses yeux se reposaient entre les deux nuits. Nuit bruissante du belvédère. Nuit active de l’Adriatique. Les tréfonds se concentraient, se réfugiaient au plus profond des sables. Les premières lumières moroses des chalutiers apparurent à deux heures du matin. Effroi soudain de l’eau. Les lueurs tremblées couraient à la pointe des vagues réveillées laissant couler les lourds filets de pêche vers les fonds retroussés de haute mer. La vie nocturne se raccorda alors à son regard. Les ombres passées, celles mutilées, les ombres endormies, celles chorales lui appartinrent de nouveau. Adossées à ces heures de l’autre moitié du long fleuve nocturne éclairé de la mort rôdant. Elles étaient ce blasphème bienfaiteur à tout vivant. Le sommeil devint inutile jusqu’à l’aube. Et l’effroi de la mer continua son cycle. Son regard, Eugenia Grandi le conservait, était né de cette mer et contre cette mer, à une heure indécise, et perpétuellement.





VI

corps



            Une phalène noire se posait incidemment sur le sein de Silvia De Giacomo. Dans la chambre des collines. Une nuit d’après. Dans un drap de sexe. Eugenia Grandi approchait ses lèvres des ailes importunes, les prit par sa bouche contrariée, rencontra le velouté poudreux crépusculaire agiter son désir, le goûta jusqu’à sentir à la pointe de sa langue la membrane vitale du papillon perdu, le suça en un infini instant de continent inconnu sous le regard fermé de Silvia De Giacomo, puis libéra la phalène étourdie dont l’envol affolé la brisa contre la fenêtre, et prit sa place sur le sein disponible, libre de se gonfler, de se raidir, de se contracter, de trembler, de palpiter, de jouir, de vaciller à chaque à-coup fécond, à chaque caresse prodigue venue d’une claire solitude, à chaque toucher généreux de sa langue éprise du souvenir du noir pigment de la phalène morte. Elles entraient dans la nasse du désir. Préambule des corps à la seule existence d’une jouissance inépuisée. Humble était l’acte. Fragile était l’émotion commune. Défait était ce temps qu’elles ravissaient par leurs corps nus, une nuit. Une nuit autre. Autrement que la nuit. Dérobée de ses ombres barbares, de ses ombres parties, de ses ombres désordonnées dont le cri ne cesse de rehausser le présent vrai. À chaque mouvement, à chaque élan, à chaque retrait, à chaque reprise, leurs corps joints, enlacés, distants, détachés étaient conclaves, conciliations, paradoxes, concisions, déchirements, impostures, pertes, rapts. Jusqu’au bout du matin puis jusqu’au bout d’une autre nuit où toute phalène s’était enfuie. Que se passe-t-il dans la conciliation ou dans l’imposture des corps ? Que se passe-t-il dans cette jonction des corps ? Dans cet acte de toucher ? Dans cet acte où deux corps se tiennent par l’impossible ? Dans cet acte où chaque corps est en danger d’une perte de visage. Le corps est-il une humanité ? Si le corps est une dette due au temps, disait Giovanna De Troia lors de ses lectures marines, alors, brièvement, nous devenions un nous équitable, dans le monde éveillé entre nos vies. Dans le drap éprouvé des années. Hors hors de toute dissolution.



*



            Lorsqu’elle reprenait ses voyages, Giovanna De Troia répétait toujours la même phrase en guise d’adieu secrètement provisoire à son histoire d’enfance ; elle disait que la suggestion d’un acte, l’étoffe trop fine d’un doute, l’impression trop vague d’un sentiment, la fuite d’un étonnement étaient de petites morts, et elle traversait, à chaque fois plus légère, les chemins, les passages, les cols, les fausses frontières, les reprenait à rebours, s’évertuait à inverser, à renverser leur cours. Rien ne pouvait être fixé. Rien ne pouvait se retenir. C’était une banalité du monde dont elle répétait l’expérience. Il lui fallut de larges moments pour ne pas en souffrir. À son dernier retour, elle relut tous les livres accumulés, achetés, échangés, abandonnés à un paisible oubli, à cette poussière mêlée d’effritement des papiers de mauvaise facture et des encres, à cette odeur aigre-douce, ouverts, fermés, entre-lus, annotés, fatigués, indemnes. Ils n’avaient jamais été ordonnés, toujours posés et reposés au gré. Ils étaient sa bibliothèque ramassée et éparpillée, sa part la plus intime. Lorsqu’elle jeta ses livres, tous les livres sans distinction, livrés aux ordures ordinaires, aux déchets nourriciers de la vie, aux recyclages d’une économie dévorante, elle sentit frémir l’évanouissement de la peur. Elle se quittait elle-même. Elle se vit légitime. Le monde lui suffit. Ce monde était étroit. Ce monde était immense. Elle ne voulut que le toucher par la paume de ses yeux.

photo:
Vue de la baie et du port d'Ancône depuis Falconara alta. Photo: Luca Micucci.

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